Monde sensible et monde spirituel

L’ouvrage inachevé de Louis Lavelle sur la réalité de l’esprit :

http://classiques.uqac.ca/classiques/lavelle_louis/ouvrages_inacheves_LL/ouvrages_inacheves.doc#temps_pt_1

Distingue clairement les deux mondes :

« Nous vivons dans un monde qui est formé d’un ensemble de corps – parmi lesquels il y en a un qui nous affecte et que nous appelons le nôtre, – d’événements qui tantôt nous satisfont et tantôt nous déçoivent, où nous rencontrons d’autres êtres qui nous ressemblent, avec lesquels nous ne cessons de nous accorder ou de nous heurter. Mais derrière ce monde que nous voyons, il y en a un autre que nous ne voyons pas et dont celui-là n’est que la manifestation : c’est un monde où il n’y a rien qui nous soit donné, mais par lequel tout le donné s’explique et se justifie, qui réside seulement dans certaines opérations intérieures qu’il dépend de nous d’accomplir, qui s’écroule dès qu’elles cessent et renaît dès qu’elles recommencent et qui dès qu’on y a pénétré devient pour nous le monde réel dont le monde perçu et senti est à la fois l’apparence, le produit et l’instrument. C’est le monde de l’esprit, qui est un monde commun à tous, dont chacun de nous est libre de nier l’existence et même jusqu’à un certain point de s’exclure, qui s’ouvre ou se referme pour nous par un acte dont nous disposons, qui fixe en lui notre place et que nul ne peut faire pour nous. »

Cette dénomination de « monde de l’esprit « est à prendre au sérieux : de même que le monde physique peut être exploré et parcouru en tous sens, de même le monde spirituel. Mais qu’est ce que cela signifie ? J’ai dit depuis le début que le monde spirituel est peuplé d’Idées divines, non d’anges ou de « hiérarchies célestes », la plupart des textes religieux en donnent une description fantasmagorique, à l’image du Coran selon qui ce sont les « jardins d’Allah » où les pieux sont récompensés par des femmes célestes, « des houris aux grands yeux noirs ». D’une manière générale , la notion d’au delà est implantée chez tous les peuples depuis l’Antiquité la plus reculée comme ce « lieu » où vont les âmes des défunts « après « la mort.

« Idées divines » cela veut dire « non humaines « ; mais l’humanité dispose d’idées humaines, mathématiques notamment, pour « voir » les Idées divines comme les astronomes observent les étoiles lointaines avec un télescope. C’est la thèse malebranchiste de la « vision en Dieu »

J’ai même affirmé que seules les idées mathématiques, ou mathèmes , que j’ai aussi appelées « idées intelligibles « , permettaient de voir clairement, mais aujourd’hui je ne suis plus aussi catégorique, ne souhaitant pas être accusé d’impérialisme mathématique. C’était un passage de Brunschvicg opposant les mathemata aux « logoi » où « concepts du discours » qui m’influençait :

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/progres_conscience_t1/progres_conscience_t1_intro.html

« Aussi bien, et l’on devra s’en laisser convaincre par les premiers chapitres de notre ouvrage, l’opposition décisive entre l’idéalisme mathématique de la République platonicienne et le réalisme astro-biologique de la Métaphysiquearistotélicienne a défini le thème fondamental de l’Occident dans le domaine pratique comme dans le domaine théorique, indépendamment de toute référence au christianisme. Plusieurs siècles avant qu’il ait commencé d’exercer sa propagande, la polémique de l’Académie et du Lycée apporte le témoignage lumineux qu’il existe deux types radicalement distincts de structure mentale, commandés, l’un par les relations de la science (μαθήματα), l’autre par les concepts du discours (λόγοι). De là procède le problème religieux, tel qu’il se manifeste dans la terminologie des Stoïciens avec la dualité du Verbe intérieur, ou raison : λόγος ἐνδιάθετος, et du Verbe extérieur, ou langage : λόγος προφορικός. Ce problème, s’il devait prendre dans le christianisme une forme de plus en plus aiguë, ne relève à son origine que de la seule philosophie. »

S’orienter dans le monde spirituel, pour l’explorer, c’est cela : voir les « objets « qui le peuplent, qui sont les Idées divines, au moyen des « lentilles « aidant la vision que sont les Idées humaines, mathématiques ou autres, que l’on trouve dans la réflexion .

Par rapport au monde des objets et des étants, le monde de l’esprit a un caractère transcendantal : c’est un acte, condition de la vision des objets dans le monde :

« Il y a donc une expérience de l’esprit. Mais ce n’est jamais l’expérience d’un objet, c’est l’expérience d’un pouvoir que nous mettons en œuvre et que nous ne pouvons saisir que dans son exercice. Cette expérience ne comporte aucun au-delà : celui qui la réalise réalise, dans l’acte qui appréhende, l’être même qu’il appréhende. Elle a donc une portée ontologique. Elle trouve en elle-même son propre fondement. Elle a une valeur universelle, mais pour tous ceux seulement qui acceptent de la faire.

3. — On peut dire encore que la réalité de l’esprit est métaphysique puisqu’elle est elle-même au-delà du monde physique, [104] c’est-à-dire au-delà de toute expérience qui porte sur un objet : non point en ce sens toutefois que pour l’atteindre il faudrait poser par un acte de l’imagination un objet pur qui serait derrière l’objet visible, mais en cet autre sens plus profond qu’elle est la démarche qui nous permet de poser tout objet et par conséquent la condition même de sa possibilité. Ce que l’on pourrait exprimer aussi bien en disant qu’elle est en-deçà de l’objet et non point au-delà puisqu’elle est l’opération même sans laquelle l’objet ne pourrait ni être ni être perçu.

4. — Cependant, si l’esprit n’est jamais un objet qui soit donné, mais un acte qui s’accomplit, il faut que nous ayons une expérience de cet acte même s’accomplissant. Cette expérience est une expérience de la conscience par opposition à l’expérience de l’objet qui est une expérience de la connaissance. «

Plutôt qu’un au delà, le monde spirituel doit donc être appelé un « en deçà « . Le monde sensible n’est que la manifestation du monde spirituel, seul vraiment réel , et la manière dont Lavelle le dépeint comme résultant d’opérations intérieures :

« Mais derrière ce monde que nous voyons, il y en a un autre que nous ne voyons pas et dont celui-là n’est que la manifestation : c’est un monde où il n’y a rien qui nous soit donné, mais par lequel tout le donné s’explique et se justifie, qui réside seulement dans certaines opérations intérieures qu’il dépend de nous d’accomplir, qui s’écroule dès qu’elles cessent et renaît dès qu’elles recommencent et qui dès qu’on y a pénétré devient pour nous le monde réel dont le monde perçu et senti est à la fois l’apparence, le produit et l’instrument. C’est le monde de l’esprit, qui est un monde commun à tous »

Rappelle les propos de Brunschvicg sur les stoïciens :

« De là procède le problème religieux, tel qu’il se manifeste dans la terminologie des Stoïciens avec la dualité du Verbe intérieur, ou raison : λόγος ἐνδιάθετος, et du Verbe extérieur, ou langage : λόγος προφορικός. »

Le monde spirituel est « commun à tous » alors que le monde sensible est découpé en nations et territoires : nous sommes tous en droit citoyens de ce monde commun à tous, pour peu que nous acceptions de procéder aux « opérations intérieures , qu’il dépend de nous et de notre liberté d’accomplir « qui en sont la condition d’entrée . C’est là le véritable idéalisme si bien caractérisé par Brunschvicg : ne pas opposer monde spirituel (idéal) et monde réel, physique, mais considérer que le monde spirituel est seul réel :

« comprendre la civilisation à laquelle il appartient, l’âme qui se fait par elle, l’éclairer à la lumière de la réflexion, en y retrouvant l’unité vivante, le foyer intérieur du progrès, l’esprit, telle est l’oeuvre du philosophe. Cette conception place la philosophie au coeur de la morale comme au coeur de la science, au centre de l’humanité….nous croyons avoir montré que la tradition autorise à lui donner le nom d’idéalisme; mais nous voudrions aller plus loin, et dire que c’est dans cette conception même que l’idéalisme conquiert sa propre vérité. Tout idéalisme est incomplet et impuissant qui conçoit l’idéal en l’opposant à la réalité;l’idéal, c’est alors ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne pouvons pas être, le chimérique ou l’inaccessible. Et ainsi se constitue le faux idéalisme, celui qui célèbre doctement la banqueroute de la science humaine, afin de fonder la vérité divine sur l’absurdité de la croyance, ou qui s’associe joyeusement sur terre à l’oeuvre d’iniquité, afin de mieux réserver la justice au Ciel.. mais si l’idéal est la vérité, il est la vie même de l’esprit. L’idéal, c’est d’être géomètre, et de fournir d’une proposition une démonstration rigoureuse qui enlève tout soupçon d’ erreur; l’idéal c’est d’être juste, et de conformer son action à la pureté de l’amour rationnel qui enlève tout soupçon d’égoïsme et de partialité. Le géomètre et le juste n’ont rien à désirer que de comprendre plus ou de faire plus, de la même façon qu’ils ont compris ou qu’ils ont agi, et ils vivent leur idéal. Le philosophe n’est pas autre chose que la conscience du géomètre et du juste; mais il est cela, il a pour mission de dissiper tout préjugé qui leur cacherait la valeur exacte de leur oeuvre, qui leur ferait attendre, au delà des vérités démontrées ou des efforts accomplis, la révélation mystérieuse de je ne sais quoi qui serait le vrai en soi ou le bien en soi; le philosophe ouvre l’esprit de l’homme à la possession et à la conquête de l’idéal, en lui faisant voir que l’idéal est la réalité spirituelle, et que notre raison de vivre est de créer cet idéal. La création n’est pas derrière nous, elle est devant nous; car l’idée est le principe de l’activité spirituelle… C’est donc à une alternative que nous conduit l’étude de l’idéalisme contemporain Ou nous nous détachons des idées qui sont en nous pour chercher dans les apparences extérieures de la matière la constitution stable et nécessaire de l’être, nous nous résignons à la destinée inflexible de notre individu, et nous nous consolons avec le rêve dun idéal que nous reléguons dans la sphère de l’imagination ou dans le mystère de l’au delà ou bien nous rendons à nos idées mortes leur vie et leur fécondité, nous comprenons qu’elles se purifient et se développent grâce au labeur perpétuel de l’humanité dans le double progrès de la science et de la moralité, que chaque individu se transforme, à mesure qu’il participe davantage à ce double progrès. Les idées, qui définissent les conditions du vrai et du juste, font à celui qui les recueille et s’abandonne à elles, une âme de vérité et de justice; la philosophie, qui est la science des idées, doit au monde de telles âmes, et il dépend de nous qu’elle les lui donne” Léon Brunschvicg

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