Le ciel d’en bas

« Le bleu du ciel » de Georges Bataille fut écrit vers 1935, c’est un livre profondément dérangeant qui mettait mal à l’aise l’auteur lui même :

https://anthroposophiephilosophieetscience.wordpress.com/2016/08/14/george-bataille-le-bleu-du-ciel-1935-le-jour-des-morts/

« En 1957, à propos du Bleu du ciel, Bataille s’explique très clairement : “Le verbe vivre n’est pas tellement bien vu, puisque les mots viveur et faire la vie sont péjoratifs. Si l’on veut être moral, il vaut mieux éviter tout ce qui est vif, car choisir la vie au lieu de se contenter de rester en vie n’est que débauche et gaspillage. A son niveau le plus simple, Le Bleu du ciel inverse cette morale en décrivant un personnage qui se dépense jusqu’à toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches, et de coucheries. Cette dépense, volontaire et systématique, est une méthode qui transforme la perdition en connaissance et découvre le ciel d’en-bas…. »

Le personnage central (Bataille lui même) se nomme Henri Troppman, sa maîtresse anglaise est Dorothea, prénom qu’il change en Dirty, il est marié et en instance de divorce ( ce qui était le cas en 1935 de Georges Bataille qui était marié depuis 1928 à l’actrice Sylvia Bataille, qui joue dans « Partie de campagne » de Jean Renoir en 1936, le divorce ne fut prononcé qu’en 1946 et elle se remaria avec Jacques Lacan en 1953). Le « ciel d’en bas » apparaît au cours du dernier et hallucinant passage du livre que j’ai pris la peine de recopier in extenso :

«

Le jour des morts:

Je m’étais arrêté je pesais sur elle, sans bouger, je soufflais comme un chien. Soudain j’enlaçai ses reins nus. Je me laissai tomber de tout mon poids. Elle poussa un terrible cri. Je serai les dents de toutes mes forces. A ce moment nous avons glissé sur le sol en pente.
Il y avait plus bas une partie de rocher en surplomb. Si je n’avais , d’un coup de pied, arrêté ce glissement, nous serions tombés dans la nuit; et j’aurais pu croire, émerveillé , que nous tombions dans le vide du ciel”

” nous sommes arrivés à Trèves un dimanche matin (le premier novembre)
Nous devions attendre l’ouverture des banques, le lendemain. L’après midi , le temps était pluvieux mais nous ne pouvions nous enfermer à l’hôtel. Nous avons marché à travers la campagne, jusqu’à une hauteur qui surplombe la Moselle. Il faisait froid , la pluie commençait de tomber. Dorothea avait un manteau de voyage en drap gris. Elle avait les cheveux décoiffés par le vent, elle était humide de pluie. A la sortie de la ville, nous demandames à un petit bourgeois à grandes moustaches, en petit melon, de nous montrer notre chemin. Avec une gentillesse déconcertante, il prit Dorothea par la main. Il nous mena jusqu’au carrefour où nous pouvions nous retrouver.Il s’éloigna pour nous sourire en se retournant. Dorothea le regarda elle meme avec un sourire désenchanté. Faute d’avoir écouté ce que disait le petit homme, un peu plus loin, nous nous sommes trompés. Nous avons dû marcher longtemps, loin de la Moselle, dans des vallées adjacentes. La terre, les pierres des chemins creux et les roches nues étaient rouge vif : il y avait beaucoup de bois, des terres labourées et des prés. Nous avons traversé un bois jauni. La neige commença de tomber. Nous avons croisé un groupe de Hitlerjugend , des enfants de dix à quinze ans, vêtus d’une culotte courte et d’un boléro de velours noir. Ils marchaient vite, ne regardaient personne, et parlaient d’une voix claquante. Il n’était rien qui ne soit triste, affreusement : un grand ciel gris qui se changeait doucement en neige qui tombe. Nous allions vite. Nous dîmes traverser un plateau de terre labourée. Les sillons fraîchement ouverts se multipliaient; au dessus de nous, sans finir, la neige était portée par le vent. Autour de nous, c’était immense. Dorothea et moi, pressant le pas sur une petite route, le visage cinglé par le froid, nous avions perdu le sentiment d’exister.
Nous arrivâmes à un restaurant surmonté d’une tour : à l’intérieur il faisait chaud, mais il y avait une sale lumière de Novembre. Il y avait là de nombreuses familles bourgeoises attablées. Dorothea , les lèvres pâles , le visage rougi par le froid, ne disait rien: elle mangeait un gâteau qu’elle aimait. Elle demeurait très belle, pourtant son visage se perdait dans cette lumière, il se perdait dans le gris du ciel. Pour redescendre sans difficulté, nous avons pris le chemin, tres court, tracé en lacets à travers les bois. Il ne neigeait plus ou presque plus. La neige n’avait pas laissé de traces. Nous allions vite, nous glissions où nous trébuchions de temps à autre, et la nuit tombait. Plus bas, dans la pénombre, apparut la ville de Trèves . Elle s’étendait sur l’autre rive de la Moselle, dominée par de grands clochers carrés. Peu à peu dans la nuit, nous cessâmes de voir les clochers. En passant dans une clairière, nous avons vu une maison basse mais vaste, qu abritaient des jardins en tonnelles. Dorothea me parla d’acheter cette maison et de l’habiter avec moi. Il n’y avait plus entre nous qu’un désenchantement hostile. Nous le sentions, nous étions peu de choses l’un pour l’autre, tout au moins dès l’instant où nous n’étions plus dans l’angoisse . Nous nous hâtions vers une chambre d’hôtel, dans une ville que la veille nous ne connaissions pas. Dans l’ombre il arrivait que nous nous cherchions. Nous nous regardions les yeux dans les yeux : non sans crainte. Nous étions liés l’un à l’autre, mais nous n’avions plus le moindre espoir. A un tournant du chemin, un vide s’ouvrit au dessous de nous. Étrangement, ce vide n’était pas moins illimité, à nos pieds, que le ciel étoilé sur nos têtes. Une multitude de petites lumières, agitées par le vent, menaient dans la nuit une fête silencieuse, inintelligible. Ces étoiles, ces bougies, étaient par centaines en flammes, sur le sol; le sol où s’alignait la foule des tombes illuminées. Je pris Dorothea par le bras. Nous étions fascinés par cet abîme d’étoiles funèbres. Dorothea se rapprocha de moi. Longuement elle m’embrassa dans la bouche. Elle m’enlaça, me serrant violemment : c’était la première fois depuis longtemps qu’elle se déchaînait. Hâtivement nous fîmes dans la terre labourée, hors du chemin, les dix pas que font les amants. Nous étions toujours au dessus des tombes. Dorothea s’ouvrit, je la dénudai jusqu’au sexe. Elle même elle me dénuda. Nous sommes tombés sur le sol meuble et je m’enfonçai dans son corps humide comme une charrue bien manœuvrée s’enfonce dans la terre. La terre, sous ce corps, était ouverte comme une tombe, son ventre s’ouvrit à moi comme une tombe fraîche. Nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au dessus d’un cimetière étoilé. Chacune des lumières annonçait un squelette dans une tombe, elles formaient ainsi un ciel vacillant, aussi trouble que les mouvements de nos corps mêlés . Il faisait froid, mes mains s’enfonçaient dans la terre: je dégrafait Dorothea, je souillai son linge et sa poitrine de la terre fraîche qui s’était collée à mes doigts. Ses seins, sortis de ses vêtements, étaient d’une blancheur lunaire. Nous nous abandonnions de temps à autre, nous laissant aller à trembler de froid: nos corps tremblaient comme deux rangées de dents claquent l’une dans l’autre.
Le vent fit dans un arbre un bruit sauvage. Je dis en bégayant à Dorothea, je bégayais, je parlais sauvagement :
-…mon squelette.. Tu trembles de froid..tu claques des dents…

Je m’étais arrêté je pesais sur elle, sans bouger, je soufflais comme un chien. Soudain j’enlaçai ses reins nus. Je me laissai tomber de tout mon poids. Elle poussa un terrible cri. Je serai les dents de toutes mes forces. A ce moment nous avons glissé sur le sol en pente.
Il y avait plus bas une partie de rocher en surplomb. Si je n’avais , d’un coup de pied, arrêté ce glissement, nous serions tombés dans la nuit; et j’aurais pu croire, émerveillé , que nous tombions dans le vide du ciel”

La scène se passe donc à Trèves, ville où est né Karl Marx.

Les deux amants, Henri et Dorothea, font l’amour dans le cimetière de Trèves et découvrent le « ciel d’en bas « : chaque tombe ou cercueil habitée (par un squelette) est éclairée par une lampe et l’ensemble de ces lumières forment un « ciel inattendu «

« Nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au dessus d’un cimetière étoilé. Chacune des lumières annonçait un squelette dans une tombe, elles formaient ainsi un ciel vacillant, aussi trouble que les mouvements de nos corps mêlés . »

Bataille définit ailleurs l’érotisme comme « nostalgie de la continuité perdue ». Nous sommes des êtres discontinus, toi ce n’est pas moi, et nous voulons réintégrer cet état de continuité , qui semble proche de ce que j’appelle « un » ici dans ce blog.

Seulement le « ciel d’en bas », symbole d’Eros, n’est pas l’un. Eros promet la continuité perdue, visée par la nostalgie qui est l’attirance érotique, mais il ne la donne pas. Eros doit d’abord être transmuté :

https://espacehott.wordpress.com/2022/03/24/la-transmutation-deros-par-le-passage-de-la-dialectique-de-letre-a-la-dialectique-de-lun/

L’un c’est le « ciel d’en haut », appelé ici « plan de l’Idée » et dans l’évangile : « Royaume des cieux », et l’on n’y accède que par la « porte étroite « de l’instant, pas par la voie large d’Eros qui mène à la perdition ( qu’il ait lieu dans les cimetières ou ailleurs)

https://saintebible.com/matthew/7-13.htm

« 13Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. 14Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. »

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